Martin Margiela

« Margiela a toujours été un artiste » 

TEXTE: IRIS DE FEIJTER 

Lorsque, en 2009, Martin Margiela quittait l’univers de la mode, des bruits se mirent à courir indiquant qu’il était devenu artiste. Il se montre pour la première fois en tant que tel dans le cadre d’une grande exposition à Paris et sous la forme d’un contrat passé avec la Galerie Zeno X, à Anvers. 

Défi : scrutez les vêtements des gens qui vous entourent dans une foire d’art ou un musée. Il y a de fortes chances pour que beaucoup d’entre eux portent du Maison Martin Margiela, marque reconnaissable aux quatre points, à la fois discrets et distinctifs, dans la nuque au niveau de l’étiquette, et aux Tabi-boots, ces bottes à l’allure de sabots d’ongulé, avec cette fente qui sépare le gros orteil des autres doigts de pied, inspirées des sandales traditionnelles japonaises. Quand le créateur de mode limbourgeois Martin Margiela lance sa propre marque, en 1988, ses vêtements deviennent une sorte d’uniforme pour les commissaires d’expositions, galeristes, collectionneurs et amateurs d’art. Son nom circule désormais d’une autre manière parmi eux, car Margiela fait un come-back en tant qu’artiste. En 2009, on l’a dit, après vingt ans d’activité dans le secteur, il faisait ses adieux à l’univers de la mode : « Je n’en pouvais plus de cette pression mondiale croissante et des exigences commerciales de plus en plus élevées. Les réseaux sociaux ont également tout bouleversé. Cette overdose d’informations a détruit l’idée de surprise qui était fondamentale pour moi. » Depuis, les intimes murmuraient qu’il faisait de l’art, même s’il ne s’en est jamais vanté. Jusqu’à présent, car le 20 octobre il inaugurait sa première exposition personnelle au sein de Lafayette Anticipations, à Paris. « C’est la toute première fois qu’il se présente comme artiste. Nous sommes très heureux et honorés de le montrer au public », confie Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire de l’exposition. Bien que les préparatifs aient commencé dès 2019, la pandémie a retardé l’ouverture de l’exposition. 

Vanitas, 2019, les silicones et les cheveux naturels teints.

Anvers 

 

Pour son come-back, Margiela n’a pas fait les choses à moitié. En dehors d’une grande exposition à Paris, il a également conclu un contrat avec une éminente galerie. Zeno X annonçait, fin septembre, qu’elle représenterait Martin Margiela, aux côtés de ces stars que sont Luc Tuymans, Michaël Borremans ou Marlene Dumas. Lors de la FIAC, du 21 au 24-10, la galerie présentait en avant-première trois sculptures. Elle prévoit une grande exposition à Borgerhout au printemps 2022. « Je suis ravi de collaborer avec celui qui a révolutionné l’univers de la mode. Et qui trouve maintenant une vocation dans les arts visuels. Il est captivant d’écrire ce nouveau chapitre avec Martin », estime Frank Demaegd, fondateur de la galerie. « La première fois que j’ai vu les œuvres de Martin Margiela, j’ai immédiatement senti que ses thèmes étaient très personnels. Il aborde ses sujets avec un sens incroyable de la perfection, tant dans ses peintures et sculptures que dans ses installations. » 

 

Jalousies 

 

Avec Zeno X, Margiela a choisi la meilleure des galeries. Mais, pour son exposition solo, il n’a pas choisi une plateforme moins connue, Lafayette Anticipations, espace artistique ouvert en 2018 par le célère magasin d’ameublement du même nom. Lové dans dans le Marais, dans un immeuble du XIXe siècle transformé par Rem Koolhaas, Rebecca Lamarche-Vadel en est la directrice. C’est grâce au Belge Chris Dercon, aujourd’hui à la tête du Grand Palais, que Margiela expose là. « Chris est membre de notre conseil d’administration et nous a mis en contact », explique Rebecca Lamarche-Vadel. « Il fait partie d’un petit groupe de personnes auxquelles Martin Margiela montrait parfois ses œuvres. Notre immeuble singulier l’a inspiré. Nous y avons aussi des ateliers où il a pu produire des œuvres trop grandes à réaliser seul. » Il y a plus de quarante œuvres à découvrir dans cette exposition, des installations et sculptures aux collages, peintures et films, spécialement créés pour l’occasion. Des supports très divers, mais les connaisseurs y reconnaîtront sans doute sa main. Car, les thèmes comme le recyclage et la transformation y sont récurrents, de même que sa technique d’assemblage et sa palette monochrome. Une fois encore, son œuvre n’a rien de conventionnel et table sur la surprise. Des thèmes propres à la mode comme l’anatomie, la peau et les cheveux ne cessent d’y apparaître. Rebecca Lamarche-Vadel explique : « La scénographie s’articule autour de l’idée de surprise et de disparition. Margiela a souhaité créer une expérience qui surprend et déroute. On y embrasse parfois toutes les œuvres d’un seul coup d’œil, puis celles-ci se cachent derrière des jalousies qui permettent de les voir sous un angle différent. Il a transformé l’espace d’exposition en lieu où se perdre. On suit une voie où il ne se passe parfois rien ou quelque chose est caché. L’exposition existe par la présence du visiteur. » 

Dust cover, 2021, skai et bois.

Énigme 

 

Martin Margiela est né en 1957. Son père était polonais et sa mère belge. En 1979, il entre à l’Académie de mode d’Anvers, un an avant les célèbres ‘‘Six d’Anvers’’. Rapidement, il devient la plus grande énigme du monde de la mode, n’accordant des interviews que par fax ou par e-mail. A l’exception d’une seule et rare photo, personne ne sait à quoi il ressemble. Dans un monde où chacun aspire à se placer sous les feux des projecteurs, il a choisi l’anonymat. Sa voix elle-même est déformée dans le documentaire In his own words (2019), disponible en VOD sur le site d’Arte. Certains l’appellent ‘‘le Banksy de la mode’’. Mais, il fut surtout l’un des créateurs les plus influents qui aient jamais existé. Pionnier du recyclage, il a toujours remis en question l’industrie de la mode en copiant les codes et en les inversant. Souvent, il trouvait l’inspiration dans les vêtements eux-mêmes. Il a, par exemple, créé un gilet au départ d’anciennes étiquettes de vêtements, un manteau en toile de jute comme ceux qu’on voit sur les anciens mannequins, ou agrandi à taille humaine les vêtements des poupées Barbie pour une collection. Trompe-l’œil, déconstruction et objets du quotidien font résolument partie de son ADN de mode et refont surface dans ses œuvres plastiques. 

 

Armée du Salut 

 

On a abondamment glosé sur la question de savoir si la mode est un art. Quelqu’un comme Martin Margiela joue un rôle cardinal dans le débat, surtout lorsqu’il jongle entre le statut de créateur de mode et d’artiste. Comment la commissaire Rebecca Lamarche-Vadel réagit-elle à cela ? « A mes yeux, Martin Margiela a toujours été un artiste. Cette exposition est le résultat d’une quête permanente sur la manière dont nous regardons les choses et dont nous pouvons transformer ce regard. Margiela révèle ce qui nous passe par-dessus la tête. Il transcende l’évidence pour révéler la complexité des choses. À ses yeux, un tableau du Caravage inspire autant qu’une boîte de teinture pour cheveux. Ce qui compte pour lui, c’est notre façon de regarder les choses et notre degré d’attention. À l’âge de douze ans, il se passionne pour le dessin. À dix-sept ans, il fait des humanités artistiques à Hasselt où il apprend toutes sortes de techniques. Ses professeurs lui conseillent de devenir artiste mais, attiré par la mode, il déménage à Anvers en 1977. C’est le début d’une carrière devenue légendaire. Mais, pendant tout ce temps, il n’a jamais perdu l’art de vue. » Il suffit de regarder ses défilés, ses silhouettes et le concept intégral qui sous-tend sa marque pour comprendre ce qu’elle signifie. Ses défilés avaient, surtout dans les premières années, l’urgence de la performance. Tout le monde voulait en être et en parlait abondamment par la suite. Ils se déroulaient dans des lieux improbables comme l’Armée du Salut, un entrepôt de marchandises désaffecté ou une station de métro abandonnée de la plaine Saint-Martin. Ses collections élargissent aussi la définition de la mode. Rebecca Lamarche-Vadel : « Ce fut le premier créateur à introduire le recyclage dans ses créations, entre autres avec ses chaussettes de l’armée, sa vaisselle cassée, ses vêtements d’occasion et ses emballages de plastique. Ses tenues présentaient des traces d’usure et sa mode dépassait souvent les limites de l’habillement. Ses lieux de présentation peu conventionnels sont également devenus légendaires. Comme créateur de mode, il a invariablement rompu avec les conventions et inventé de nouveaux rituels.

Bus Stop, 2020, métal, plexiglas souillé et fourrure synthétique

Par cette exposition, il souhaite nous faire voir le monde autrement. Il privilégie les objets délaissés, les endroits et événements discrets. Il leur offre une plus grande place et nous permet de les considérer à nouveau. Comme une sorte de revalorisation du quotidien. » L’exposition s’accompagne d’un catalogue de 350 pages, entièrement composé sous la direction de l’artiste lui-même. Margiela propose aussi quelques éditions d’artiste en vente durant l’exposition à la boutique, comme un déodorant en édition limitée ou un poster. 

 

Visiter 

 

Exposition Martin Margiela
La Fayette Anticipations
Paris
www.lafayetteanticipations.com
jusq. 02-01-2022