Que signifie le Brexit pour le marché de l’art ?

THE DEAL IS DONE

The deal is done. Mais que signifie le Brexit pour le marché de l’art ?

TEXTE: CELINE DE GEEST

Après quatre ans et demi de chipotages, ergotages et autres louvoiements, nous sommes enfin parvenus à un accord sur le Brexit. Les marchands d’art, maisons de ventes aux enchères et entreprises de transport savent désormais à quoi s’en tenir après une longue période d’incertitude. L’année ne fait que commencer et déjà, les premières conséquences du divorce sont perceptibles, alors que règne une certaine confusion en raison de la pandémie persistante. N’y a-t-il pas là une certaine ironie ? En 2016, la campagne Leave promettait, entre autres, que le Brexit ferait table rase d’une bureaucratie et de coûts totalement superflus dans lesquels Europe et Royaume-Uni étaient empêtrés depuis des années. Maintenant que le deal est conclu, la première conséquence semble être justement inverse : un amas de paperasses en plus et, par voie de conséquence, un tas de coûts et de retards supplémentaires. Comment les marchands qui font affaire des deux côtés de la Manche vont-ils s’en tirer ? Et comment voient-ils l’avenir ?

Deal or no deal

Tant que le deal se trouvait encore dans un flou artistique, il ne restait aux marchands qu’à attendre l’issue des négociations. Mais deal ou pas deal, il était évident qu’il en résulterait un supplément de paperasserie. Une chose était pourtant sûre : le 1er janvier 2021, le Royaume-Uni quitterait le marché unique et l’union douanière européens. L’accord du Brexit espérait amortir le choc de cette double sortie, en rationalisant les nouvelles procédures douanières. Nombre de formalités d’importation, exportation et fiscales sont toutefois difficilement escamotables. Ce ne sont pas les marchands, mais les entreprises de transport qui se voient imposer ces nouveaux diktats. Plus que jamais, quiconque souhaite importer ou exporter un certain volume a plus que jamais besoin d’un partenaire solide. En janvier, ces entreprises ont paru bien gérer la nouvelle situation, mais des plaintes se sont faites entendre ici et là en raison des retards pris par les services douaniers européens et des retours de colis pour cause de documents insuffisants. Des contrôles supplémentaires occasionnent des retards dans les aéroports, alors que certaines entreprises de transport spécialisées étaient auparavant habituées à une grande fluidité.

Henry Moore, Family Group, 1944, bronze, fondu en 1956 par la Gaskin Foundry, Londres, 9 ex. + 1 E. A. © Osborne Samuel, Londres
La proie pour l’ombre

Attendre, voilà ce que les marchands ont dû faire le mois dernier, en dépit du déplacement d’œuvres et d’expéditions effectuées avant le Brexit. Comme janvier est toujours une période plus calme, ils ont pu échapper çà et là aux premières difficultés des nouvelles procédures. L’enseigne londonienne Colnaghi décidait en décembre de ne pas abandonner la proie pour l’ombre. Philippe Henricot, belge de naissance, mais actif depuis 2019 au sein de cette maison britannique dédiée aux maîtres anciens, nous explique comment l’enseigne a réagi : « Le Brexit a tellement traîné en longueur que nous avons décidé de déménager les œuvres en Europe avant le deal. Nous sommes établis à Londres par tradition, mais disposons aussi depuis cinq ans environ d’antennes à Madrid et New York. Nous sommes donc habitués au transport des œuvres. Nous avons toutefois choisi la Belgique comme point de chute. En partie parce que les droits d’importation y sont plus intéressants que ceux de nombreux autres pays et en partie aussi à cause de sa proximité. Sa situation géographique en Europe est avantageuse pour nous, car nous avons des clients aux Pays-Bas et en France. Il aurait été moins stratégique du point de vue logistique et financier de tout expédier en Espagne. »

Philippe Henricot lui-même présentait un autre avantage décisif puisqu’il passe le plus clair de son temps en Belgique et a donc un accès direct aux œuvres. Il peut désormais poursuivre les activités européennes depuis Bruxelles. Autre galerie londonienne emblématique, Samuel Osborne est spécialisée dans la peinture et la sculpture modernes britanniques (Henry Moore ou Lynn Chadwick, e. a.). Peter Osborne, force motrice de l’enseigne aux côtés de Gordon Samuel, souligne qu’il était impossible de prendre des dispositions improvisées tant que le deal était flou : « Nous avions deviné quelles seraient les répercussions exactes. La plupart des marchands londoniens sont dans notre cas. Nous avons eu de la chance que ce changement s’opère à une période calme de l’année où nous avions moins de transactions en cours qu’à d’autres moments. Nous avons prévenu notre transporteur que nous mettions les expéditions en attente en janvier, jusqu’à ce que la situation se décante. » D’autres ont décidé de ne pas attendre une décision pour s’engager radicalement dans une autre voie. Il faut dire que Gregg Baker avait d’autres raisons pour déménager sa galerie d’art asiatique de Londres vers Bruxelles : « Cela faisait plusieurs années que je cherchais une autre manière de travailler. Je voulais avoir un endroit plus spacieux pour conserver toutes les œuvres et recevoir mes clients sur rendez-vous. La plupart d’entre eux sont européens ou américains, Bruxelles est donc idéale. Les loyers y sont en outre bien inférieurs à ceux pratiqués à Londres ou Paris. Avec la perspective du Brexit, je devais faire en sorte de rester disponible pour eux. J’ai sauté le pas l’an dernier. »

Les maisons de ventes ont bien sûr aussi senti le vent tourner. Bonhams, bastion britannique traditionnel du marché avec de nombreux avant-postes et intérêts continentaux, a ainsi changé son fusil d’épaule. Christine de Schaetzen, directrice de son antenne bruxelloise, explique comment cela s’est passé : « Depuis la fin de l’année 2019, nous avons suivi l’évolution du Brexit, même si nous ne savions pas quel serait l’accord définitif. Nous avons engagé un consultant qui a identifié tous les scénarios possibles, deal ou pas, avec l’aide de nos experts internes sur le plan des finances, du transport et du marketing. Nous avons en outre organisé dans tous nos bureaux européens des ateliers sur le Brexit et sur la façon de l’aborder. »

François-Joseph Navez, Agar et l’ange, fusain sur papier, 73 x 57 cm. © Colnaghi
Red tape

Maintenant que le deal est conclu, un équilibre prudent peut s’établir. Les répercussions déjà tangibles correspondent-elle aux attentes ou aux craintes ? Les premières réactions semblent dans l’ensemble positives. Le problème majeur est, selon Philippe Henricot, la contrainte administrative ou red tape comme l’appellent les Britanniques : « Cela prend du temps et coûte cher. Notre transporteur a dû engager du personnel supplémentaire pour s’acquitter de toute la paperasserie et nous facture déjà un supplément d’environ 150 euros par œuvre. Cela ne pose pas de problème pour une expédition ponctuelle, mais si, à l’avenir, nous souhaitons envoyer 40 œuvres à la TEFAF de Maastricht, cela nous coûtera une fortune. Colnaghi peut se le permettre car nous agissons dans une gamme de prix élevés, mais ce sera beaucoup plus difficile pour des enseignes plus modestes. Un supplément de 150 euros pour une œuvre qui vaut environ 1.000 à 2.000 euros jette tout de suite une ombre au tableau. Ce montant nous contrarie aussi, mais nous nous y adaptons. Les retards nous ont joué des tours en janvier, mais les délais sont entretemps redevenus normaux. Il peut encore y avoir une demi-journée de retard par-ci, par-là, mais cela ne dure jamais plus longtemps. La situation est comparable à celle que nous connaissons quand nous traitons avec les États-Unis. »

Quand ce n’est pas le supplément de coût qui met des bâtons dans les roues, c’est l’incertitude quant au montant exact, souligne Peter Osborne : « Une transaction avec un client allemand n’a pas pu avoir lieu parce qu’il ne savait pas combien de frais d’importation il devrait payer. Il nous est très difficile d’envisager un montant précis, car chaque pays européen a ses propres conditions et règles. Le prix total n’est pas prévisible avec exactitude : il y a des droits d’importations, des frais d’envoi, des frais administratifs et des droits de douane. Les transporteurs ne peuvent pas non plus garantir de montants fixes à l’avance. Nous demandons donc à nos clients de nous faire confiance, même si nous ne connaissons pas encore le prix d’expédition. Nous devons à l’inverse faire confiance au client pour payer la facture finale. Nous finirons bien par nous en sortir, mais nous tâtonnons pour l’instant. » Un tâtonnement quant aux avantages par exemple, car il y a bien entendu des exceptions aux nouvelles règles et procédures. « Maintenant que nous connaissons les détails du deal, nous constatons que, pour certains Européens, il existe des avantages liés à l’expédition d’œuvres au Royaume-Uni », explique Koen Samson de Bonhams Amsterdam. « Les envois deviennent plus coûteux du fait de la paperasserie supplémentaire, mais dans certains cas il est possible de récupérer la TVA. »

Il s’agit donc d’un aspect intéressant pour des collectionneurs privés européens qui achètent à des marchands britanniques : aucune TVA n’est appliquée aux œuvres d’art britanniques exportées. Les droits d’importation peuvent donc continuer à se limiter aux 5 % demandés par certains pays de l’UE. Philippe Henricot souligne un autre avantage : « Des œuvres peuvent franchir les frontières à titre provisoire. Vous avez alors deux ans pour les récupérer sans payer de taxes. C’est pratique, notamment pour les galeries, musées et foires, car des droits d’importation entrent naturellement en ligne de compte dans la vente. »

Jeu de quatre fusuma (portes coulissantes), colorées à l’encre, avec des iris violets et blancs dans un ruisseau entre des nuages dorés, Japon, XVIIe-XVIIIe siècle, ère Edo, 174,5 x 387 cm. © Gregg Baker Asian Art
Qui pour reprendre le flambeau ?

Il est toujours difficile de prévoir ce que l’avenir nous réserve à long terme. Mais il est probable que la position de Londres sur le marché va changer. Le Royaume-Uni était autrefois, à l’époque où il faisait partie de l’Union européenne, le pays le plus avantageux en matière d’importation d’art vers les pays européens, avec des droits de 5 %. Quiconque commandait, par exemple, une œuvre d’art en Espagne depuis New York la faisait importer via le Royaume-Uni pour la transférer ensuite gratuitement vers l’Espagne. Ces droits d’importation n’augmentent pas au Royaume-Uni, mais le pays perd bel et bien sa position d’étape avantageuse. Certaines entreprises britanniques, qui s’occupaient du transfert d’art importé vers des pays européens, cherchent aujourd’hui une nouvelle orientation ou déménagent vers Bruxelles ou Paris.

Pendant un temps, la France était le pays de l’UE au taux de TVA le plus faible (5,5 %), mais elle a très vite été rattrapée par l’Allemagne qui a abaissé ses droits d’importation de 7 % à 5,5% pour devenir plus compétitive. Avec des droits de 6 %, la Belgique est aussi un pays compétitif. Aux Pays-Bas, des droits d’importation de 9 % rendent pour le moment le pays un peu moins stratégique. Malgré l’issue surprenante du Brexit, le marché de l’art londonien a toujours un rôle à jouer sur la scène internationale. Ce rôle, établi au fil des ans, n’est pas encore échu. Toutes les grandes maisons d’enchères ont leur siège social à Londres où se trouve une forte concentration de galeries de premier plan et quelques-unes des meilleures écoles d’art. « Londres est depuis le XVIIIe siècle le centre du négoce international de l’art et le restera », affirme Koen Samson. « La ville offre un avantage majeur en ce sens qu’elle constitue un point médian entre les États-Unis et l’Asie. » Sa collègue bruxelloise, Christine de Schaetzen, partage cet avis : « L’attrait de Londres comme place de marché internationale subsistera. Business goes on, Londres accueillera des semaines d’art belges et des d’œuvres d’art seront encore vendues en Angleterre par des collectionneurs belges. En ce qui concerne la Belgique, on a enregistré davantage d’acheteurs ces derniers mois et leur nombre continue d’augmenter. » Peter Osborne prévoit toutefois un ralentissement du marché : « Personne n’aime les suppléments de paperasserie, de coûts et autres chipotages. On n’aime pas non plus ne pas connaître le coût total à l’avance. Pour cette raison, certains annuleront donc leurs achats.

L’art demeure bien entendu une denrée non-essentielle. Nous n’envisageons pas encore, dans l’immédiat, d’ouvrir une seconde galerie en Belgique ou en France, la part d’achats européens n’étant pas suffisante pour cela. Deux tiers de nos transactions sont britanniques et américaines. » Philippe Henricot pense toutefois que d’autres villes pourraient bénéficier du Brexit : « Une ville comme Paris présente de nombreux avantages, de même que Bruxelles, Anvers et Amsterdam. Ce sont toutes des villes possédant une tradition en matière de négoce d’art et qui occupent maintenant une position avantageuse. » Gregg Baker se dit très satisfait d’avoir déménagé à Bruxelles : « Mes clients sont dans l’ensemble ravis de pouvoir accéder plus facilement à ma galerie. Ils sont soulagés d’avoir moins de problèmes ou de ne plus avoir d’incertitude en matière de droits d’importation et de coûts d’expédition. C’était le but de la manœuvre, je suis donc satisfait moi aussi. »

CONTACTER
Colnaghi, London, www.colnaghi.com
Samuel Osborne, London, www.osbornesamuel.com
Gregg Baker, Brussel, www.japanesescreens.com
De Schootse Hoek, Den Bosch, www.antiekdeschootsehoek.nl
Bonhams, Brussel & Amsterdam, www.bonhams.com

 

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