La valeur de collection du design sériel

La valeur de collection du design sériel

Avec des foires et salons comme Design Miami, Nomad et COLLECTIBLE, le design de collection a trouvé son public. Mais qu’en est-il de la grande majorité de la production ? Vaut-il la peine de collectionner des créations plus accessibles? Quels sont les critères à respecter ?

TEXTE : Elien Haentjens

Le Design Museum de Gand achète pour sa collection des pièces qui reflètent la réalité sociale, tandis que le CID à Hornu opte pour l’acquisition de pièces novatrices, tant sur le plan des matériaux et des techniques que de la thématique. De son côté, le Brussels Design Museum constitue peut-être le meilleur exemple dans le domaine : sa collection permanente est la résultante du travail de toute une vie, celle de Philippe Decelle qui commença à collectionner les objets de design en plastique en 1987, après avoir trouvé une chaise Universale de Joe Colombo dans une poubelle. L’ensemble donne une idée de l’esprit du temps et comment, des objets usuels peuvent devenir des pièces de collection. Anne De Breuck, qui dirige le Fonds du Patrimoine à la Fondation Roi Baudouin, explique : « L’exposition Belgisch design belge présente, face-à-face, des accessoires de bois et de métal des années 1950, conçu par des designers comme Jules Wabbes, Jacques Dupuis et Léon Stynen et leurs équivalents en plastique. Ces pièces sont au départ de simples objets usuels.

Elles narrent le contexte social dans lequel elles ont été fabriquées et la façon de vivre, à l’époque. C’est la raison pour laquelle elles font partie du patrimoine que la Fondation entend sauvegarder. Comme pour toutes nos acquisitions, les pièces de design se doivent de remplir certaines conditions : être représentatives de l’histoire de l’art ou du design et jouer un rôle-clé dans l’œuvre de leur auteur. Un intérêt historique, parce qu’une pièce a fait partie d’un intérieur ou d’une collection déterminée, constitue un atout supplémentaire. Nous achetons du mobilier depuis toujours, mais j’ai le sentiment qu’il y aura de plus en plus d’intérêt pour ces objets du XXe siècle, notre société y accordant une grande importance. En outre, tout va plus vite et de ce fait, ces grandes révolutions s’inscrivent rapidement dans notre patrimoine. Ainsi, nous avons récemment constitué un fonds dédié aux premiers pas de l’informatique et je pense que, tôt ou tard, il existera un fonds spécifique pour le design. »


Jean Prouvé, bureau Compas, 1956, éd. Steph Simon, tôle et tube en acier laqué noir, bloc tiroir en métal laqué gris, vessie en bois recouverte de stratifié noir, 73 x 196 x 87 cm. Cornette de Saint Cyr, Bruxelles, 15-12. © Cornette de Saint Cyr.

Éditions originales

Les pièces de design proposées en galerie sont uniques, limitées ou numérotées, ce qui n’est en principe pas le cas des productions en série. Une création industrielle génère souvent de grandes séries, afin d’optimiser le processus de production et d’en réduire le prix de revient. Veerle Wenes, propriétaire de la Galerie Valerie Traan et directrice artistique chez Valerie Objects, précise : « Les productions en série souhaitent rendre le design de qualité accessible et ces produits ne sont, dès lors, pas destinés à être collectionnés. Mais, avec le temps, il se peut qu’ils fassent l’objet de collection. Je pense, par exemple, aux Plastic Chairs de Charles & Ray Eames. Dans leur volonté de réaliser une coque d’assise d’une seule pièce, correspondant parfaitement au corps humain, le couple a fini par opter pour un plastique renforcé avec de la fibre de verre. Grâce à ce matériau neuf dans l’industrie du meuble, ils réalisaient en 1950 les premiers sièges en plastique produits industriellement.

Bien que Vitra les édite toujours, ces premières séries sont devenues des objets de collection. Par ailleurs, les éditions originales gardent leur valeur plus longtemps. Valentine Roelants du Vivier, directrice du département design chez Cornette de Saint-Cyr, renchérit : « La Lounge Chair des Eames, commercialisée par Herman Miller, est généralement emportée pour quelque 5.000 euros, alors qu’un exemplaire neuf édité par Vitra, qui coûte presque le double à l’achat, est généralement adjugé environ 2.000 euros. Cependant, certaines pièces de designers destinées au grand public atteignent maintenant des prix record. Pensons aux meubles de Charlotte Perriand et Jean Prouvé. Actuellement, les meubles du Belge Willy Van Der Meeren sont également très recherchés, même si la différence avec Prouvé est significative, alors qu’ils avaient une vision comparable. Ainsi, lors de notre vente aux enchères de design du XXe et du XXIe siècle, le 29 novembre, nous proposons un bureau signé Prouvé, estimé 35.000 euros, tandis qu’un bureau de Van der Meeren est estimé 2.000 euros. Comme pour le marché de l’art contemporain, cette appréciation va souvent de pair avec celle d’un marchand, qui reconnaît la valeur d’un designer, commence à défendre son œuvre et à la vendre. »

Charles & Ray Eames, Chaise de salle à manger, éd. Herman Miller pour Vitra. © Vitra
Affinités

Il est vain de spéculer sur les produits en série qui pourraient un jour acquérir le statut d’icône. Principalement parce que le design est d’abord doté d’une fonction utilitaire qui, en principe, lui fait perdre de sa valeur avec le temps. Veerle Wenes : «Souvent, les créateurs ont pour but d’améliorer la vie d’une large audience. S’ils savaient que leurs pièces s’envolent aujourd’hui sur le second marché, ils se retourneraient sans doute dans leur tombe. Je trouve néanmoins que les pièces très coûteuses proposées en galerie, fabriquées exclusivement pour ce marché, ne sont pas vraiment du design. Leur fonction utilitaire est souvent accessoire, voire absente. La vente des pièces de Muller Van Severen, en série limitée, dans la galerie ou en série plus importante par Valerie Objects, relève souvent d’une question technique. Ces créations sont trop complexes pour une production industrielle. Parfois le tirage imposé est trop grand ou les designers souhaitent donner une touche plus personnelle à leur création. Les pièces proposées dans la galerie sont limitées ou numérotées, celles de Valerie Objects ne le sont pas, ce qui ne veut pas dire que ces dernières ne deviendront pas des objets de collection.

Ainsi, suis-je convaincue que la Rocking Chair de Muller Van Severen constitue une pièce iconique qui entrera dans l’Histoire. Le fait qu’il s’agisse d’une pièce authentique, d’un créateur à la signature reconnue, contribue à son éventuelle valeur de collection. L’arrêt subit de la production constituerait incontestablement un déclencheur supplémentaire, puisque le nombre de pièces disponibles serait soudain limité. Quoi qu’il en soit, le fait de travailler avec des créateurs développant une esthétique très personnelle est inscrit dans l’ADN de Valerie Objects. A la différence d’autres marques de design, l’esthétique ne doit donc pas s’inscrire en priorité dans l’identité visuelle de la marque. En conséquence, les Britanniques Established & Sons et l’Italien Edra ont déjà lancé sur le marché des pièces intéressantes. Chez Serax, le service créé à quatre mains par la styliste Ann Demeulemeester et le céramiste Frédérick Gautier constitue une pièce emblématique. Si, au même titre qu’un artiste, un designer parvient à développer une signature personnelle, de préférence novatrice, et à l’étendre à un produit fonctionnel, il est à mon avis très fort. En outre, une pièce se doit d’être techniquement impeccable, de représenter l’esprit de l’époque, mais il n’est pas inutile d’imprimer une touche manuelle dans le processus de fabrication. Comme en art, il s’agit avant tout d’acquérir une pièce parce qu’elle vous plaît, qu’elle correspond à votre personnalité et que vous avez des affinités avec elle. Et tant mieux si, au fil des années, ces créations se muent en objets de collection. »

 

 

Dans le service Dé, que l’ancienne styliste Ann Demeulemeester a conçu pour Serax, se joue le clair-obscur. © de l’artiste

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