Les ventes privées à la loupe

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Les ventes privées accaparent le marché

Depuis que la pandémie a paralysé le monde, les salles de ventes sont désertes. Ce qui n’empêche pas les collectionneurs de continuer à acheter de l’art auprès des grandes maisons de ventes comme Christie’s, Sotheby’s, Phillips et Bonhams. Et ce, notamment dans le cadre de ventes privées, segment en pleine expansion sur le marché. COLLECT a interrogé quelques experts qui lèvent un coin du voile.

TEXTE: ELENA LOMBARDO

L’apparition, au mois de mars, de la pandémie de coronavirus a contraint le marché à chercher des alternatives pour continuer à vendre des œuvres. Pour nombre de maisons de vente, cette tâche parut moins difficile qu’elles ne l’avaient pensé au début. Les ventes en ligne ont, depuis un certain temps déjà, le vent en poupe, tandis que les ventes privées connaissaient, ces dernières années, une croissance significative. En cause, la plus grande attractivité de ces dernières pour l’acheteur comme pour le vendeur. Les maisons de ventes garantissent la discrétion, les œuvres se négocient rapidement et le comportement des enchérisseurs ne fluctue pas comme lors d’une vente publique. Le principe est simple : la maison de ventes recherche, à huis clos, le bon acheteur ou vendeur pour une œuvre. Les observateurs trouvent ce type de vente assez mystérieux, ce qui n’est pas toujours le cas. Il s’agit plutôt d’une expression générique pour des ventes qui ne se déroulent ni en salle ni en public. « Nous préférons parler de private sale pour toutes nos activités se rapportant aux enchères. Comme ce type de vente demeure par nature plutôt caché, beaucoup n’en savent rien », explique la responsable néerlandais des private sales de Phillips, Miety Heiden. Après une expérience chez Sotheby’s, elle fut démarché en 2017 par Phillips pour mettre sur pied un département de private sales. La même année, Sotheby’s ouvrait également son propre département. « Une lame de fond à laquelle on a assisté, cette dernière décennie, dans plusieurs maisons de ventes, bien que l’idée de vente privée n’ait jamais été étrangère à ce secteur », estime Arno Verkade, directeur chez Christie’s Pays-Bas et Allemagne. « Au XVIIIe siècle, notre fondateur James Christie (1730-1803) organisait régulièrement des private sales, par exemple de la collection d’art du premier ministre de Grande-Bretagne, Sir Robert Walpole. La vente de sa collection à Catherine la Grande constitue la base du musée de l’Ermitage, en Russie. »


Henri Lebasque, Saint-Tropez, le hamac sous les pins, ca. 1923, huile sur toile, 73 x 91,3 cm. A acquérir en vente privée chez Sotheby’s. © Sotheby’s.

Histoire de réussite

Il y a une bonne raison à cette volonté de garder les private sales secrètes. « Les private sales représentent pour de nombreux clients une manière de vendre légalement leurs œuvres en secret, loin des regards curieux », explique Patrick Masson, directeur de Bonhams Royaume-Uni et Europe. Ce type de vente ne cesse de gagner du terrain sur le marché. Le rapport Art Basel & UBS Art Market 2020 de l’économiste Clare Mc Andrew démontrait ainsi que la proportion de private sales chez Christie’s a augmenté en 2019 de 24 % par rapport à l’année précédente. Le chiffre d’affaires au niveau mondial représentait 811 millions de dollars ou 15 % du total des ventes. Sotheby’s a réalisé, pendant deux années d’affilée, 1 milliard de dollars (17 % en 2018 et 2019) et enregistrait déjà, au premier semestre 2020, un chiffre d’affaires de 575 millions de dollars. « Rien que pour cette année, 25 % de nos acheteurs sont nouveaux chez Sotheby’s. Alors que le volume le plus élevé de nos ventes privées l’année dernière a été inférieur à 300.000 dollars, le total atteint cette année par celles-ci se situe dans la fourchette entre 1 et 5 millions de dollars. Mais ce ne sont pas les montants les plus élevés que nous avons pu enregistrer. L’an dernier, 30 transactions furent opérées au-dessus de la barre des 5 à 50 millions de dollars», précise Emmanuel Van de Putte, Managing Director de Sotheby’s Belgium. Les artistes qui remportent le plus grand succès dans les private sales cette année sont Andy Warhol, Yoshitomo Nara, Eddie Martinez, Sam Francis et Ed Ruscha. Phillips fait face à une forte demande concernant Nicolas Party et Matthew Wong. Son chiffre d’affaires était de 172 millions de dollars (19 %) en private sales pour 2019. Soit des montants non négligeables.

Service personnalisé

Pourquoi les collectionneurs choisissent-ils ce type de vente ? Miety Heiden pour Phillips : « Les raisons sont très diverses. Certains ne souhaitent pas que d’autres sachent ce qu’ils vendent, d’autres souhaitent obtenir rapidement de l’argent. Il arrive souvent aussi que quelqu’un soit chargé d’une quête précise et frappe à notre porte. Nous lançons alors une recherche proactive sur notre réseau. Nous jouons, dans ce cas de figure, le rôle de courtiers. » Les private sales représentent un service que les collectionneurs utilisent volontiers. Sotheby’s met toute l’année plus de 100 œuvres en private sale, à disposition de ses clients. « L’intérêt majeur porte sur les beaux-arts et l’art contemporain, mais nous assistons à une nette croissance pour les articles de luxe. Montres, bijoux, vin et livres précieux font aujourd’hui l’objet d’une demande phénoménale », explique Emmanuel Van de Putte. Selon Patrick Masson de Bonhams, les œuvres qui se vendent en private sales sont, en général, précieuses ou uniques et n’attirent qu’un groupe exclusif d’acheteurs. C’est la raison pour laquelle elles se vendent en privé et non dans le cadre d’une enchère publique. « Certains articles sont parfois moins bien positionnés sur le marché, comme les documents historiques, mais très recherchés par une frange de collectionneurs. » Les musées et institutions comblent aussi les vides de leurs collections en passant par des maisons de ventes. Christie’s vendait ainsi, l’an dernier, à 27 institutions publiques. Nous avions, par exemple, une commode en laque japonaise de 1745, vendue au Château de Versailles. Le Museo Nacional del Prado a également acquis une œuvre de Dosso Dossi (1479-1542) via le département private sales de Christie’s. Le National Museum d’Irlande du Nord y a, quant à lui, acquis six gravures de Rembrandt pour l’Ulster Museum. « Il nous appartient, en tant que matchmaker, d’associer une œuvre à un bon collectionneur. Des collectionneurs s’adressent directement à nous pour figurer dans notre base de données. Ils sont immédiatement informés lorsqu’une pièce, idéale pour leur collection, s’avère disponible. Grâce à notre réseau international de professionnels et de collectionneurs, nos experts sont toujours en mesure de trouver les œuvres les plus exceptionnelles et uniques et de les proposer aux prix les plus attractifs », précise Arno Verkade.

Gerhard Richter, Monstein, 1981, huile sur toile, 101 x 151 cm. Signé au verso : ‘‘Richter, 1981 471/1’’. A vendre chez Christie’s dans le cadre de l’exposition-vente privée Monet / Richter (jusq. 20-12). © Christie’s Images Ltd.
Contrôle des prix

L’une des forces des private sales réside dans le fait que les prix sont fixés d’avance. Miety Heiden chez Phillips : « Par contrat, nous fixons avec le vendeur le montant que nous estimons pouvoir demander pour une œuvre. Nous négocions ensuite avec le collectionneur qui souhaite l’acquérir. Si nous pensons, par exemple, obtenir 100.000 dollars pour un Warhol, nous fixons notre commission à 20 %. Si nous recevons une offre de 105.000 dollars, nous la répercutons au vendeur en lui demandant s’il est d’accord de recevoir 95.000 dollars et nous prenons alors une commission réduite d’autant. En négociant, nous veillons à chaque fois à satisfaire toutes les parties. » Ce qui revient à dire que le vendeur sait d’avance combien il obtiendra pour son œuvre et que l’acheteur ne doit plus enchérir. D’où une plus grande certitude. Les prix ne sont pas gonflés, il n’y a pas non plus de surprises et l’attitude d’achat pour une œuvre n’atteint jamais des sommets spectaculaires. Arno Verkade précise : « On parle de marché ouvert dans les enchères publiques. Tout est possible et le prix de vente final de l’œuvre d’art proposée dépend de la demande. »

Stratégique toute l’année

Il y a donc une différence majeure avec les enchères classiques. Une maison de ventes peut agir toute l’année via des private sales, d’où l’appellation off-cycle de ce type de ventes. « Collectionner est par nature une activité à laquelle on se livre toute l’année. Nos clients souhaitent acheter des objets quand ceux-ci sont disponibles et ne pas attendre l’échéance des enchères », souligne Emmanuel Van de Putte. Les private sales se tiennent en dehors du calendrier traditionnel et font l’objet d’une organisation stratégique. Les maisons de vente avertissent leurs clients du meilleur moment pour enchérir et obtenir des œuvres à prix avantageux. Cela peut être juste avant une enchère, mais aussi après, car ils en savent alors plus sur la demande relative aux artistes et sur l’offre. Pour déterminer le prix des œuvres, le marché utilise les enchères publiques comme une sorte de benchmark. « Nous pouvons mettre aux enchères une œuvre qu’un vendeur propose en privé. Si nous savons qu’un artiste est très demandé, cela fait monter automatiquement le prix de ses œuvres », explique Miety Heiden. Patrick Masson fait observer que les private sales permettent aussi de sonder discrètement la demande d’un artiste particulier ou d’une œuvre sur le marché : « Il est pratique d’organiser une vente loin des yeux indiscrets. Si une œuvre demeure invendue ou rapporte moins que prévu, vous pouvez limiter les dégâts lors des futures ventes. Un artiste, ou une œuvre, ne subit ainsi aucune humiliation et n’acquiert pas de mauvaise réputation sur le marché. »

1956, Lister-Maserati 2.0 litre, deux sièges sport-race. Ce véhicule fut vendu, cette année, par Bonhams pour 575.000£. Cette voiture de sport, au comportement parfait, fut fabriquée pour Archie Scott Brown, qui a remporté le grand prix de Brands Hatch, en 1956. © Bonhams
Synergie entre diverses formes de vente

Il faudrait se demander s’il ne faut pas abandonner les enchères publiques et passer au privé. Miety Heiden: « La portée d’une enchère publique demeure supérieure à celle d’une vente privée. Il est impossible de savoir ce que tous les collectionneurs recherchent. Dans une private sale, je fais appel à mon réseau : soit environ 90 % de personnes que nous connaissons déjà et 10 % de collectionneurs dont j’ai fait la connaissance ou à propos desquels j’ai lu quelque chose. Quand j’ai un Karel Appel à vendre, je recherche le correspondant idéal sur mon réseau, mais je ne peux pas savoir si un inconnu de Shanghai en cherche aussi. Si l’œuvre apparaît dans une enchère publique, elle atterrira plus facilement chez ce collectionneur inconnu. » Arno Verkade renchérit : « Il existe une synergie entre ces deux types de vente. Les private sales ne font pas concurrence aux ventes publiques, car les clients, le produit et les experts sont les mêmes. Les private sales constituent un service personnalisé, illimité dans le temps, mais disponible toute l’année. Compte tenu de la demande actuelle massive en art de qualité, les private sales comblent les lacunes du calendrier des enchères. Il y a de la place pour les deux types de vente. Acheteurs et vendeurs apprécient par ailleurs le one-to-one service personnalisé que nous leur proposons. Une personne recherchant une pierre précieuse spécifique ou un diamant, nous l’aidons dans sa recherche de la pierre en question. »

Concurrence avec le négoce

Même si la discrétion est l’un des dénominateurs des private sales, nous assistons à une plus grande ouverture grâce à l’avènement de l’achat d’art sur Internet. Des maisons comme Christie’s, Phillips et Sotheby’s ne vendent plus certaines œuvres à huis clos, mais grâce à des viewing rooms en ligne pour les private sales, abattant ainsi clairement leurs cartes. Les œuvres bénéficient dès lors d’une transparence en matière de prix et de provenance. Ces maisons organisent en outre des expositions-ventes, comme l’a fait dernièrement Phillips à Hong Kong. La frontière entre maison de ventes et marchand d’art ne s’estompe-t-elle pas de ce fait un peu trop ? Miety Heiden : « L’avènement des private sales a suscité une certaine agitation chez les marchands, estimant être exclus du marché. Ils se sont finalement rendu compte qu’ils ne devaient pas considérer la situation de ce point de vue. Ils doivent collaborer avec nous, car nous disposons d’un réseau plus étendu que quiconque au monde. Nous pouvons nous compléter, étant donné qu’une maison de ventes n’a pas de débouchés sur les grands salons d’art comme la TEFAF ou Art Basel. Les marchands proposent certaines de nos œuvres sur ces salons. Ou nous vendons de l’art via notre réseau, dans une private sale, pour le compte de marchands. L’interaction est considérable. »

Cindy Sherman, Sans Titre #109, 1982, tirage chromogénique en couleur, 89,2 x 89,2 cm, signé, numéroté et daté ‘‘Cindy Sherman 1982’’ sur étiquette Metro Pictures, éditio de 10. Proposé en vente privée par Phillips. © Phillips
Satisfaction instantanée

A une époque où tout doit aller vite, la réussite des private sales n’est guère surprenante. Les salles de ventes sont disponibles et en mesure de négocier rapidement, transfert d’argent inclus. Miety Heiden prévoit un plus grand nombre de private sales à l’avenir : « La satisfaction instantanée est aujourd’hui le dénominateur commun de chaque consommateur. Nous avons beaucoup de clients en Asie et remarquons qu’ils souhaitent négocier rapidement. Ils nous appellent, indiquent l’œuvre qu’ils recherchent et souhaitent l’avoir chez eux quelques jours plus tard. C’est très caractéristique de cette génération qui acquiert sans hésiter, d’un seul clic de souris, un billet d’avion, du papier W.-C. ou de l’art. Notre service rapide nous permet de nous démarquer face au marché classique. Les tendances auxquelles nous étions depuis longtemps habitués se sont accélérées avec la crise de Covid-19. Il semble que nous ayons soudain fait un bond de trois ou quatre ans. » Arno Verkade retient aussi l’aspect positif de cette soudaine et rapide évolution : « Comme nous ne pouvons organiser de ventes pour le moment, les private sales deviennent l’une des principales activités des salles de ventes. Avec la vente en ligne, elles atténuent aussi l’impact du coronavirus sur l’économie de l’art et font en sorte que les maisons de vente poursuivent leurs activités. » Tout comme Verkade, Emmanuel Van de Putte voit l’avenir en rose pour les private sales : « Sotheby’s n’opérera plus ‘‘uniquement’’ comme une salle de vente, mais plutôt comme une société d’art. Les private sales occuperont donc une place croissante dans nos activités. La pandémie n’a fait qu’accélérer ce processus. » Mais les private sales ne remplaceront jamais les enchères traditionnelles, estime Patrick Masson. « Les private sales s’imposent, mais les deux formes jouent un rôle bien défini. Nombre de collectionneurs considèrent la vente publique comme la forme la plus adaptée parce qu’ils y trouvent cet élément compétitif qui permet de faire monter les enchères. La publicité et le marketing mettent l’accent sur les articles et leur donnent une plus grande chance de se vendre et d’attirer l’attention. » Autrement dit, chaque formule présente ses avantages et ses inconvénients, mais l’objectif demeure identique : satisfaire le collectionneur.

VISITER
Christie’s, www.christies.com
Sotheby’s, www.sothebys.com
Phillips, www.phillips.com
Bonhams, www.bonhams.com
2020 Art Basel & UBS Art Market Report, www.artbasel.com

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