Another History of Art

« Depuis l’impressionnisme, l’art est un tout en évolution perpétuelle »

Avec Another History of Art, le professeur Koenraad Jonckheere a rédigé la première histoire de l’art aux Pays-Bas. Il y relativise la position de l’artiste comme génie créateur et fait fi de tous les ‘‘ismes’’. « Rubens ou Van Dyck n’auraient pas leur place aujourd’hui. » 

TEXTE: THIJS DEMEULEMEESTER & PHOTO: KAREL DUERINCKX

On n’écrit pas une histoire de l’art tous les ans et sûrement pas aux Pays-Bas. « C’est, à ma connaissance, la première fois dans ma langue maternelle. Et même en anglais, cela fait bien une vingtaine d’année qu’un académicien ne s’est plus lancé dans une telle entreprise », explique le professeur Koenraad Jonckheere (UGent). « Contrairement aux condensés de H.W. Janson ou de Robert Arneson, je souhaitais écrire une histoire de l’art qui soit lisible. Et qui ne se concentre pas uniquement sur l’esthétique ou l’artiste. L’histoire de l’art est souvent décrite ou enseignée de manière orgastique : on tente d’exprimer par des mots une expérience esthétique. Mais il y a autre chose que la beauté ou le goût. Et de nombreux autres paramètres entre en ligne de compte quant à l’importance fine que revêt une œuvre dans l’Histoire : les contextes politique, économique, religieux comptent tout autant. C’est justement ce qui fait la différence entre art et ‘‘grand art’’, ce dernier étant à l’intersection de tous ces éléments. Prenons, par exemple, le Carré noir sur fond blanc de Kazimir Malevitch. Si l’on accroche cette œuvre dans une salle de réunion, personne ne la remarquera. Elle émeut peu de monde sur un plan esthétique. Et pourtant, elle constitue un moment crucial de l’histoire de l’art. Vendez-la aux enchères et vous empocherez des millions. Quel est le sous-entendu théorique de cette œuvre ? En quoi est-elle politiquement et religieusement importante ? Et en quoi le langage visuel de Malevitch est-il révolutionnaire ? Dans mon livre, j’examine les domaines dans lesquels pareilles œuvres furent novatrices. Et de quelles manières elles ont changé l’histoire de l’art. »

Qu’est-ce qui vous a incité à écrire une nouvelle histoire de l’art ? Et comment vous y êtes-vous pris concrètement ?

Koenraad Jonckheere : « J’estime que les scientifiques payés par la société devraient revoir leurs travaux tous les 20 ou 30 ans. Ils le doivent au public. Mon livre n’est pas une publication scientifique, mais toutes les connaissances qu’il contient y sont scientifiquement étayées. Je souhaitais considérer l’histoire de l’art sous un jour  nouveau, comme un caléidoscope aux divers angles d’approche. Ma démarche a été très concrète : j’ai réalisé une matrice reprenant différentes périodes et divers paramètres, par exemple l’économie, la politique, la religion et le marché de l’art. Et, à ma grande surprise, les œuvres iconiques de Praxitèle à Michel-Ange et Malevitch, en passant par Van Eyck s’inscrivaient dans ce schéma. Les œuvres iconiques de toutes les périodes furent révolutionnaires à tous points de vue : they tick all the boxes. Elles ne sont pas seulement intéressantes sur un plan esthétique, mais elles sont aussi nées à un moment crucial. »

L’historien de l’art britannique Ernst Gombrich entame son best-seller The Story of Art par cette phrase : There really is no such thing as Art. There are only artists. Jetez-vous son postulat par-dessus bord ?

« L’ouvrage de Gombrich, daté de 1950, s’est vendu à des millions d’exemplaires, mais l’auteur a fait la même chose que Giorgio Vasari dans ses Vite de 1550 : enchaîner les vies d’artistes sans attacher trop d’importance au contexte d’où l’art a émergé. Il semble difficile de détacher l’artiste de son œuvre. Prenez par exemple la politique des musées en matière d’expositions : ils continuent à programmer des expositions solo et à publier des monographies. Une bonne œuvre doit pouvoir se débarrasser de la biographie de l’artiste. Je fus, ma vie durant, davantage fasciné par l’art que par les artistes. Les artistes sont toujours les enfants de leur époque. L’œuvre ne naît pas du génie, mais d’un contexte. L’histoire engendre des moments où émergent des hommes avec des qualités artistiques. L’art n’est donc pas immanent et ne naît pas du néant. L’art est l’aboutissement créatif d’un ensemble de circonstances sociales. Ce contexte complexe engendre des talents qui donnent parfois une toute autre orientation à l’histoire de l’art. En tant qu’artiste, vous devez être la bonne personne au bon endroit et au bon moment. Si vous excellez dans la peinture de paysages, vous ne changerez en rien l’histoire de l’art. Quelqu’un qui aurait aujourd’hui les qualités d’un Rubens ou d’un Van Dyck n’aurait plus sa place. »

Dans votre livre, vous approchez l’histoire de l’art de manière tout à fait euro-centrée. Perd-il de sa pertinence pour des lecteurs d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie ?

« Il existe une traduction en anglais et elle devrait intéresser également le public chinois. Quant aux touristes qui visitent l’Europe, ce livre est une introduction à l’art et à la culture européens, dotée d’un contexte politique, religieux et économique. Le problème est que toute l’histoire de l’art est marquée d’une empreinte européenne. Ce que nous entendons par art est en fait un concept occidental. En Europe, jusqu’au XXe siècle, on a eu une attitude péjorative vis-à-vis de l’art des autres cultures. Les universités sont un concept européen. L’histoire de l’art en tant que discipline universitaire se veut donc européenne. Mon schéma permet d’examiner en détail des tendances séculaires dans l’histoire de l’art. L’une de ces tendances, cruciale pour comprendre l’art occidental, est la mimesis : cette obsession séculaire de tout reproduire le plus fidèlement possible dans l’art. C’est en cela que l’art européen se distingue, par exemple, de l’africain. »

L’impressionnisme a remis en question l’idée de mimétisme : une pierre n’était soudain plus une reproduction de la nature, mais une impression personnelle.

« Tout ce qui s’est passé avant l’impressionnisme est relativement facile à inscrire dans des macro-tendances. Simplement parce qu’il a toujours existé une norme : les guildes, académies et salons. Il a toujours existé une norme claire à laquelle l’art et les artistes devaient se plier. Tout ce qui était novateur et radical passait immédiatement à la trappe. Placez des Manet aux côtés d’œuvres d’un de ses contemporains académiques et vous verrez de suite celles qui étaient les plus novatrices. L’impressionnisme est la révolution copernicienne de l’histoire de l’art. Il se produit, d’un seul coup, un Big Bang de possibilités visuelles. Aussi, est-il d’autant plus difficile d’écrire quoi que ce soit à ce sujet. Car, à ce moment, l’art a perdu tous ses paradigmes. Tenter, dès lors, d’enfermer l’art moderne dans des centaines d’‘‘ismes’’ se succédant à un rythme endiablé, n’aurait plus aucun sens. Depuis l’impressionnisme, l’art est un tout en évolution constante. Les possibilités sont infinies et les œuvres commencent à s’éloigner les unes des autres. Il serait dérisoire de vouloir comparer Basquiat, Delvoye ou Borremans, car il n’y a plus de commune mesure. »

Votre livre est-il une tentative de reconsidérer le canon de l’art occidental ? Ou celui-ci n’a-t-il absolument aucun sens ?

« Un canon se forme de lui-même et existera toujours. Un conservateur de musée qui choisit les œuvres à accrocher et celles à laisser en réserve y participe aussi inconsciemment. Car une salle de musée confère aux œuvres sélectionnées une qualité muséale, importance contagieuse. Je ne crois pas en un canon arrêté : c’est juste le reflet d’une réflexion sur l’art, à un moment donné. Un certain art est privilégié, d’autres pas. Mais le mécanisme sous-jacent constitue un gigantesque complexe. »

Mais, on parle trop peu des véritables temps forts de l’histoire de l’art. Que doit faire un musée des œuvres qui ne s’inscrivent pas dans votre schéma ?

« On trouve relativement peu d’art dans le monde. Il s’agit d’une immense surface plate avec, çà et là, un pic. En tant qu’historien de l’art, je m’intéresse à ces exceptions, pas à l’ensemble qui demeure en surface. On le constate dans les musées : les œuvres accrochées dans les salles ne constituent qu’une fraction de celles qui se trouvent en réserve. Personne ne trouve cet amoncellement digne d’être exposé. Je ne vois pas d’inconvénients à ce que certains musées souhaitent vendre une partie de ces collections en réserve. Si ces œuvres sont condamnées à demeurer invisibles, pourquoi ne pas les montrer ailleurs ? »

Que pensez-vous de la fuite d’œuvres importantes à l’étranger ?

« Cela ne me pose aucun problème. Quand le Louvre et le Rijksmuseum ont acquis de concert plusieurs portraits de Rembrandt, le ministre de la Culture néerlandais a déclaré : ‘‘Nous ne voulons pas qu’ils aillent à Abou Dhabi’’. Comment ça ? Pourquoi pas ? Y a-t-il une raison particulière pour laquelle une œuvre d’art doive demeurer dans un pays ? Cela pose-t-il un problème si certains, à Abou Dhabi, apprécient Rembrandt ? L’Entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor acquise par le J.P. Getty Museum a valu une bien plus grande réputation à Ensor qu’aucune autre de ses œuvres dans notre pays. L’art est un objet commercial qui doit circuler. »

Votre livre laisse un peu de côté les collectionneurs : ceux-ci saluent souvent l’esthétique et s’intéressent surtout au nom de l’artiste ?

« Je connais en effet beaucoup de collectionneurs qui sont de purs esthètes. Il existe aussi de purs investisseurs ou des gens qui portent un jugement rationnel sur certains objets dans une collection cohérente. La presse en souligne souvent l’aspect monétaire. Comme si les gens ne s’intéressaient qu’à l’argent. »

« L’art et l’argent ne font pas bon ménage », écrivez-vous dans le premier chapitre.

« Ce chapitre examine les aspects économiques de l’art. Il aborde l’art comme un produit avec un marché, une demande et une offre. N’oublions pas que le marché de l’art a fortement influencé la production, les artistes produisant très souvent ce qu’ils vendent bien. Les acheteurs et collectionneurs contribuent tout autant à l’aspect de l’art. Rappelons-nous le rôle de mécène de l’Eglise vis-à-vis des artistes. Le marché a connu une croissance exponentielle et les investissements s’accompagnent souvent de risques. Le marché de l’art ancien est plutôt stable, tandis que l’art moderne est très vite coté en bourse. Les transactions avec délits d’initiés ne sont pas étrangères au marché de l’art. C’est toujours un Far West non réglementé. »

Les artistes sont-ils des victimes dans cette affaire ? Ou des complices ?

« Ils se prêtent à ce jeu depuis des siècles. Des artistes très demandés produisent parfois à l’excès et font ainsi grimper les prix. Les grands noms de l’histoire de l’art avaient souvent le sens des affaires. Praxitèle, Van Dyck, Rubens, Vinci, Raphaël étaient tous des entrepreneurs, avec de bonnes relations et de bons débouchés. Les impressionnistes eux-mêmes étaient les artistes les plus en vogue. Van Gogh constitue une exception, mais les artistes fauchés ne sont pas les plus grands novateurs de l’Histoire. Ce sont souvent ceux qui s’organisent comme une sorte de chef d’entreprise qui osent prendre le plus de risques. Si Picasso n’avait pas connu de réussite financière, il n’aurait peut-être pas continué à innover. »

Comment un artiste doit-il innover pour entrer dans l’histoire de l’art ?

« Pour prendre un exemple personnel, je me souviens très bien d’une scène : pendant une de mes conférences, je suis monté sur mon bureau. J’ai retiré ma chaussure sans crier gare. J’ai brisé le caractère prévisible de ma conférence en agissant de manière inattendue. L’art fonctionne ainsi : il défie le prévisible. L’artiste se doit de trouver cet équilibre entre surprise et convention. Coller une banane sur le mur d’une galerie dans une foire d’art : voilà un exemple parfait. Maurizio Cattelan joue avec le modèle convenu, tout en créant une tension suffisante. C’est un équilibre très subtil. Quand Wim De Vilder présentait les actualités vêtu d’un t-shirt Metallica, le pays était sens dessus dessous. Mais qu’il s’avise un jour de ne pas porter de cravate, une partie de la population trouvera ça cool. Sans surprise, une exposition n’aura jamais de succès auprès du grand public, cela vaut pour l’art comme pour les commissaires d’exposition. »

Musées, commissaires d’expositions, foires d’art, galeries : tous sont touchés par la crise du Coronavirus. La pandémie continuera-t-elle à avoir un impact sur le monde de l’art ?

« C’est difficile à dire, mais ces périodes ont souvent, avec le recul historique, un effet purificateur sur la création. C’est le moment de séparer le bon grain de l’ivraie, comme cela se passe souvent après les guerres, les iconoclasmes, les grandes révolutions : comme une sorte de ‘‘loi du plus fort’’ à la Darwin, un groupe select d’artistes émerge. A court terme, cette crise sera vraiment catastrophique pour nombre de personnes travaillant dans l’art, mais j’espère qu’un nouvel équilibre émerge rapidement. »

LIRE

Koenraad Jonckheere, Another History of Art, Hannibal Books, Furnes, 2020, ISBN 978-94-6388- 752-6

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